Supplément

Section 5: KATO Shuichi, un second départ

KATO Shuichi (1919-2008) fut l'un des intellectuels représentatifs du Japon post-Deuxième Guerre mondiale. Tout en suivant des études de médecine à l'université impériale de Tokyo durant la guerre, il fréquenta la salle d'études en littérature française où il put s'absorber dans la lecture des œuvres modernes publiées dans des revues telles que NRF [Z55-A228]. On dit qu'il put garder la tête froide en ces temps difficiles grâce aux recherches sur l'humanisme conduites par le professeur adjoint WATANABE Kazuo (1901-1975), qui critiquait la folie de la guerre. Une fois celle-ci achevée, il publia avec NAKAMURA Shin'ichiro (1918-1997) et FUKUNAGA Takehiko (1918-1979) l'ouvrage 1946 Bungakuteki Kōsatsu (lit. « Pensées littéraires de 1946 ») [904-Ka666s], une critique des spécificités de la culture japonaise qui conduirent au militarisme, puis entama une carrière active de critique littéraire fondée sur ses lectures d'étudiant. À partir de 1951 (an 26 de l'ère Showa) et durant 3 ans, il étudia l'hématologie à Paris grâce à une bourse du gouvernement français. Ce séjour, que KATO décrivit lui-même comme « une visite de l'occident », fut pour lui une redécouverte du Japon. À son retour, débutant par un essai sur l'hybridité de la culture qui fit grand bruit, il publia de multiples écrits sur la culture japonaise traitant de divers domaines tels que la littérature, les arts et la pensée. Ses œuvres, traduites dans de nombreuses langues, sont devenues des guides de découverte du Japon.

le couvercle de Hitsuji no uta

KATŌ Shūichi, Hitsuji no uta, Iwanami shoten, 1968 [910.28-Ka666h]

Cet ouvrage est une autobiographie de KATO Shuichi couvrant la période allant de son enfance à la réforme du traité de paix américano-japonais. Il s'y décrit comme « un japonais proche de la moyenne né l'année du Mouton ». La description de l'œuvre remarque sa similarité avec l'autobiographie de Jean-Paul Sartre, Les Mots. KATO y évoque son voyage d'études en France de la sorte : « Moi, qui m'était dirigé vers la société japonaise d'après-guerre à l'automne 1945, suis parti visiter l'occident à l'automne 1951. Ce fut le second départ de ma vie. » Il y fit des rencontres inoubliables, vit le Japon à travers le filtre de la culture occidentale et prit une décision qui changea sa vie. Le Japon qu'il vit du détroit de Kanmon à son retour 3 ans plus tard lui donna une certitude : « Il n'existe en Asie aucun paysage semblable à la côte du nord de Kyushu et au port de Kobe. Depuis Marseille, c'est la première fois que je vois (...) des installations non pas construites par les étrangers pour les étrangers, mais par les gens de la région pour leur propre usage. » La prise de conscience de cette spécificité japonaise en Asie marqua le point de départ de la nouvelle orientation prise par son travail.

la première page de Zasshu bunka

KATŌ Shūichi, Zasshu bunka, Dainihon yūbenkai kōdansha, 1956 [914.6-Ka666z]

KATO Shuichi qualifia de « culture hybride » la culture du Japon qui, bien que située en Asie, diffère des cultures asiatiques et européennes. Pour lui, ce terme ne prenait pas forcément une connotation négative : « Les cultures anglaises ou françaises sont pures et c'est très bien comme ça. La culture japonaise est hybride et c'est tout aussi bien comme ça. » (dans Nihon Bunka no Zasshusei, « L'Hybridité de la culture japonaise »). Il loue la capacité d'absorption des idées venues de l'étranger comme particularité donnée à la culture japonaise et y trouve là un « espoir ». En outre, il estime impossible d'appliquer au Japon aussi bien la doctrine qui vise à rejeter les idées étrangères pour trouver la pureté dans ce qui est autochtone, que celle qui adopte totalement ces idées au point de rejeter ce qui est autochtone. Il pense, par ailleurs, que le fait que la démocratie se soit installée au Japon, pays sans tradition de société civile, est une preuve du caractère hybride de sa culture et prend la défense de la société d'après-guerre. Le présent ouvrage contient une série de théories sur l'hybridité de la culture développées par KATO dans les années 1950.

le couvercle de Babiron no nagare no hotori nite

MORI Arimasa, Babiron no nagare no hotori nite, Dainihon yūbenkai kōdansha, 1957 [914.6-M758b]

Un an avant le départ de KATO Shuichi pour la France, le philosophe MORI Arimasa (1911-1976) fut le premier japonais d'après-guerre à effectuer un voyage d'études financé par le gouvernement français. MORI était une connaissance de KATO du temps de la salle d'études en littérature française qu'ils fréquentaient pendant la guerre, et c'est lui qui accueillit ce dernier à son arrivée à l'aéroport de Paris. Contrairement à KATO qui rentra au Japon 3 ans plus tard, MORI choisit de rester définitivement en France. Dans cet ouvrage, il justifie son choix ainsi : « La civilisation européenne n'est pas une chose si simple que l'on peut l'imiter de l'extérieur, ni que l'on peut l'étudier par la simple observation. » Il enseigna à l'INALCO et à l'université de Paris et occupa le poste de directeur de la Maison du Japon. Après cet ouvrage, il publia une série d'essais, prenant pour thème l'entrée en contact d'un Japonais avec la civilisation occidentale, qui eut une grande influence sur les intellectuels nippons. Dans son roman Unmei (lit. « Destin »), KATO dépeint la discussion sur la nature de la civilisation européenne qu'ont un artiste qui décide de rester en France et un critique rentrant au Japon. On dit qu'il s'inspira de MORI et de TAKADA Hiroatsu (1900-1987), un ami sculpteur rencontré en France.

une photo de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir

HIDAKA Rokurō[et al], Sarutoru tono taiwa, Jimbunshoin, 1980 [HD131-E2] Images agrandies Sarutoru tono taiwa

KATO Shuichi fut l'un des intellectuels qui introduisirent Jean-Paul Sartre au Japon. Sartre, après avoir été le professeur particulier de KUKI Shuzo, obtint l'agrégation vers 1929 et, attiré par les cultures orientales, postula pour devenir enseignant à l'Institut franco-japonais du Kansaï. Il ne décrocha malheureusement pas ce poste mais se rendit au Japon en 1966 avec Simone de Beauvoir (1908-1986) sur l'invitation de l'université Keio et de la maison d'édition Jinbun Shoin. La venue au Japon de ce géant de la philosophie dont l'influence marqua le monde de l'après-guerre fut accueillie chaleureusement dans tout le pays. Durant le mois que dura leur visite, ils donnèrent des conférences et rencontrèrent des intellectuels locaux dans toutes les villes ou régions où ils furent conduits par la chercheuse en littérature française ASABUKI Tomiko (1917-2005) : Tokyo, Kyoto, Nara, Osaka, Hiroshima, Kyushu, etc. Le présent ouvrage contient trois entretiens auxquels participa Sartre à cette occasion dont celui à trois, intitulé « L'Occident et le Japon », avec KATO Shuichi et le chercheur en littérature française SHIRAI Koji (1917-2004), qui fit connaître Sartre au Japon dès la fin de la guerre. Dans cet entretien diffusé sur la chaîne publique NHK, Sartre et KATO s'accordent à mettre l'accent sur les points communs, plutôt que les différences, entre la France et le Japon.

le couvercle de Hyōchō no teikoku

Roland Barthes, SŌ Sakon (Tr.), Hyōchō no teikoku, Shinchōsha, 1974 [GB648-16]

Le structuralisme succéda à la philosophie de Jean-Paul Sartre en tant que pensée ayant fortement influencée le Japon. Le critique littéraire Roland Barthes (1915-1980), un des principaux représentants du courant, se rendit par trois fois au Japon à partir de 1966 (an 41 de l'ère Showa) sur l'invitation du philosophe Maurice Pinguet (1929-1991), alors directeur de l'Institut franco-japonais de Tokyo. Sur la base des impressions qu'il retira de ses voyages, Barthes écrivit le présent ouvrage qui est un essai sur la culture japonaise étudiée sous une approche sémiotique. Pour lui, le Japon est « l'empire des signes » sans signification, contrairement à la culture d'Europe occidentale où les signes regorgent de sens. À contresens des japonistes, de Claudel ou de Sartre qui cherchaient un sens dans la culture japonaise, Barthes réfléchissait, ressentait et appréciait les signes en tant que signes et les effets de leur signification. Pour Barthes, qui débuta avec des analyses minutieuses des signes et des textes, cette œuvre marque un tournant vers l'approche qui marquera ses dernières années, par laquelle il se permet de prendre plaisir avec le texte. Les critiques à son égard portent sur la présence étouffante d'une sensibilité européenne donnant un caractère naturel et absolu aux signes.

le couvercle de Nihon bungakushi josetsu 1
le couvercle d'Histoire de la littérature japonaise

KATŌ Shūichi, Nihon bungakushi josetsu, Chikuma shobō, 1975 [KG12-67]

Les derniers travaux de KATO Shuichi consistèrent en la compilation des divers essais sur la culture japonaise qu'il avait écrits jusqu'alors. Sur les domaines de la littérature, des arts et de la pensée, on trouve les ouvrages Nihon Bungakushi Josetsu (Histoire de la littérature japonaise), Nihon Sono Kokoro to Katachi (Japon, la vie des formes) [K81-H40] et Nihon Bunka ni Okeru Jikan to Kūkan (Le temps et l'espace dans la culture japonaise) [EC211-H204]. Ces œuvres furent traduites dans différentes langues et se sont répandues en tant que manuels d'études fondamentales sur la culture nippone. L'Histoire de la littérature japonaise fut préalablement publiée de janvier 1974 (an 48 de l'ère Showa) à octobre 1979 dans l'hebdomadaire Asahi Jānaru.
Dans le présent ouvrage, KATO étend le concept de littérature pour inclure, entre autres, les textes idéologiques et religieux ainsi que les manifestes diffusés lors des émeutes paysannes. Par ailleurs, il n'approche pas la modernisation comme une rupture mais comme une continuité et observe, sur l'ensemble de l'œuvre, comment la conception locale du monde a évolué face au défi des idées venues de l'étranger. Son propos rejoint l'idéologie de MARUYAMA Masao (1914-1996) qui disserta sur les « anciennes couches » de la conscience historique. La version française, publiée en 3 volumes de1985 à 1986, suscita des réactions favorables.