Supplément

Section 4: Les revues et les chansons

De tous les divertissements populaires importés de France avec succès au Japon, les revues et les chansons se démarquent pour s'y être développées de manières uniques.
Tous deux furent introduits au début de l'ère Showa par le spectacle Mon Paris interprété par la revue de jeunes filles Takarazuka. Les revues eurent immédiatement une grande vogue dans tout le pays et servirent de déclencheur à l'épanouissement des compagnies théâtrales de jeunes filles et des comédies légères. Les chansons françaises, nommées du mot français en japonais, connurent une grande popularité après la guerre qui donna naissance à certains phénomènes dont l'apparition de nombreux « cafés-chansons ». Ces développements uniques, qui peuvent sembler étranges vus de France, laissèrent une empreinte de taille dans l'histoire des divertissements populaires au Japon.
Par ailleurs, les deux présentent pour caractéristique de souligner à leur manière spécifique une image particulière de la France, et en particulier Paris : à la fois romantique et érotique, populaire et intellectuelle. Il est ainsi possible d'y découvrir la « France » vue par les Japonais.

Les revues parisiennes des années 1920

Revenons sur les revues françaises importées par Mon Paris. À l'époque, il existait en France une culture consistant à montrer à la suite morceaux de musique, numéros d'acrobatie, danses ou sketches dans des établissements tels que des cafés-concerts ou des music-halls (au Japon, on trouve des salles de spectacle similaires appelées yose ainsi que des night-clubs, qui se rapprochent du concept par le fait de proposer des consommations). En particulier, il était possible d'assister à des revues dans les grands music-halls. Les revues sont des spectacles combinant musique, danse et sketches où s'alternent les scènes avec un rythme rapide et desquels on jouit aussi pour leurs tenues, décors et éclairage magnifiques. Elles connurent leur maturité dans les années 1920 avec des salles célèbres telles que le Casino de Paris, les Folies Bergère ou le Moulin Rouge et des stars telles que Mistinguett ( ? -1956) et Joséphine Baker (1906-1975).

le couvercle de Moulin Rouge music-hall: M. Pierre Foucret présente: La Revue Mistinguett

Moulin Rouge music-hall: M. Pierre Foucret présente: La Revue Mistinguett, Paris: Central Publicité, [1925] [VA251-402] Images agrandies Moulin Rouge music-hall

Pièce de la collection Ashihara, cette brochure de 32 pages au format B5 annonce la revue avec Mistinguett au Moulin Rouge. La couverture est l'œuvre de Charles Gesmar (c. 1900-1928), affichiste qui produisit de nombreux posters pour les spectacles de Mistinguett et qui participa également à la conception de costumes. La brochure présente les différents interprètes en fonction de leur scène ainsi que les membres de l'équipe participant au spectacle. On peut lire écrit au crayon : « Novembre 1925 - Juillet 1926 ». Mistinguett connut le succès grâce à sa voix rauque, ses personnages de grande sœur protectrice et, surtout, ses magnifiques jambes. On dit qu'elle était dans son élément lorsqu'elle descendait le grand escalier de la scène, son grand boa autour du cou.

Mon Paris: la nostalgie de Paris sans y avoir vécu

La revue de jeunes filles Takarazuka (Takarazuka Shōjo Kageki) fut fondée en 1914 en tant qu'attraction pour une station thermale de la préfecture de Hyogo. En dépit du succès, qui permit la construction d'un grand théâtre de 4000 places 10 ans plus tard, la revue estima qu'elle tournait en rond avec le programme traditionnel consistant en adaptations de contes de fées et de pièces de kabuki et décida d'envoyer en Europe et en Amérique le metteur en scène KISHIDA Tatsuya (1892-1944), originaire du département opéra du Théâtre impérial et de l'opéra Asakusa. Tatsuya était le cinquième fils du journaliste KISHIDA Ginko (1833-1905) et le frère cadet du peintre Ryusei (1891-1929). Son voyage aboutit à la première représentation au Japon de la revue Mon Paris en septembre 1927.
Inspiré de la propre expérience de KISHIDA, la revue raconte l'histoire de KUSHIDA, qui partit de Kobe pour parcourir le monde et se retrouva finalement à Paris. La dernière partie est une « scène dans la scène » où un magnifique château de Versailles est reconstitué dans un music-hall. Elle souffla un vent nouveau digne de cette époque moderne avec, par exemple, un rythme dynamique jamais interrompu par un baisser de rideau, la première apparition au Japon de la danse en ligne, ainsi qu'en plaçant çà et là des chansons et des danses directement reprises de ce qui se faisait à Paris. Son succès fut tel que l'on dit que des semaines après sa sortie, les gens fredonnaient l'air de son thème principal, même à Tokyo pourtant éloignée.
L'original de ce thème, intitulé lui aussi Mon Paris, fut composé par Vincent Scotto (1874-1952). C'est une chanson agréable au ryhtme léger qui, avec des paroles telles que « Nous n'avions pas de métro ni d'autocars » et « Ah! Qu'il était beau mon Paris », évoque un sentiment de nostalgie envers le Paris d'autrefois. Ce fut la première chanson populaire française à arriver au Japon. Les paroles traduites par KISHIDA sont singulières car elles décrivent un simple voyageur évoquant la capitale française avec un possessif. À l'époque, plusieurs artistes habitant à Paris s'étaient déjà faits connaître, notamment FUJITA Tsuguharu (Léonard Foujita, 1886-1968), et la ville représentait un idéal. La voir ainsi reconstituer sur scène et pouvoir chantonner « mon Paris » comme si la ville leur appartenait (une scène demandait en effet au public de chanter la chanson) devait très probablement apporter une grande satisfaction aux spectateurs.
Notons, enfin, que le poster du spectacle fut copié intégralement sur une affiche de Charles Gesmar représentant Mistinguett.

une photo de la scène de Mon Paris

Takarazuka shōjo kagekidan (Ed.), Takarazuka shōjo kageki 20nenshi, Takarazuka shōjo kagekidan, 1933 [650-13] Collections numérisées Takarazuka shōjo kageki 20nenshi

Une photographie de la scène de Mon Paris illustre le chapitre intitulé L'heure des revues est arrivée.

paroles de la chanson thème Mon Paris

Tōkyō ongaku shoin henshūbu (Ed.), Aishō kashū 2, Tōkyō ongaku shoin, 1933 [特270-220]

Un livre présentant les partitions des mélodies de divers morceaux japonais et occidentaux. Mon Paris y apparaît en troisième, après La Fête de Paris et Sous les toits de Paris.

Les compagnies théâtrales de jeunes filles : un Paris pur et romantique

KISHIDA Tatsuya introduisit les revues au Japon, mais c'est son disciple SHIRAI Tetsuzo (1900-1983) qui les firent s'épanouir.
Après un voyage à l'étranger, il annonça son premier spectacle, Parisette, en 1930. Dans celui-ci, outre s'approcher des costumes et maquillages en usage en France, il accentua les couleurs rose et bleu clairs de Paris. On y entend en outre la chanson à présent représentative de Takarazuka, Sumire no Hana Saku Koro (lit. « Quand les violettes fleurissent »). Il s'agit d'une reprise dans laquelle SHIRAI remplaca les lilas de l'original par des violettes et ajouta le thème de la nostalgie du premier amour. Un autre élément d'importance fut de rendre le personnage principal amoureux d'une parisienne afin de rendre la ville plus proche. SHIRAI poursuivit son effort pour transmettre l'idée selon laquelle « Paris = Takarazuka = L'utopie », en adaptant par exemple la chanson Oui, je suis de Paris pour créer le thème Hanazono Takarazuka (lit. « Takarazuka jardin fleuri ») utilisé dans son œuvre suivante (Takarasienne, jouée en 1937).
Depuis, la revue Takarazuka dépeindra Paris comme un lieu utopique et romantique aux couleurs pastel. Cette image sera reprise par les autres compagnies théâtrales de jeunes filles.

le couvercle de Mūran rūju kānivaru akadama shōjo kageki tokubetsu kōen

Akadama shōjo kagekidan (Ed.), Mūran rūju kānivaru: Akadama shōjo kageki tokubetsu kōen, Akadama shōjo kagekidan, 1935 [特252-902] Collections numérisées Mūran rūju kānivaru: Akadama shōjo kageki tokubetsu kōen

Avec le succès de la revue Takarazuka, de nombreuses compagnies théâtrales de jeunes filles virent le jour dans tout le pays, telles que la troupe d'opéra de Shochiku (Shōchiku Gakugekibu). De même, la popularité rencontrée par Mon Paris poussa ces compagnies à passer à leur tour aux revues. La revue de jeunes filles Akadama (Akadama Shōjo Kagekidan) fut fondée en 1927 sous la supervision du cabaret Akadama situé dans le quartier de Dotonbori, à Osaka. Prenant exemple sur Takarazuka, le cabaret mit en place un système d'école.
Le présent ouvrage est un recueil de photographies du spectacle Moulin Rouge Carnival de la revue Akadama. À la lecture du résumé inclus, on constate qu'il s'agit d'un divertissement salubre qui raconte l'histoire de la jeune Japonaise Momiji qui, en voyage d'études à Paris, tombe amoureuse du jeune peintre Fritz puis parvient à faire ses débuts au Moulin Rouge. La mort de son père l'oblige cependant à rentrer au Japon mais Fritz la poursuit et la retrouve pour un final heureux. Les histoires de type « séparation forcée mais dénouement heureux » étaient également souvent vues chez SHIRAI.

Les « revues factices » : un Paris érotique, grotesque et absurde

En dépit d'affirmer qu'elles adaptaient directement les revues parisiennes, les compagnies théâtrales de jeunes filles éliminaient complétement un de leurs éléments majeurs : L'érotisme. En effet, à Paris, il n'était pas rare pour les danseuses d'être torse nu. Cet élément ne fut toutefois pas totalement rejeté au Japon et se retrouva dans les « revues factices (inchiki rebyū) ». Ces revues, appelées « factice » pour leur taille n'atteignant pas celle des revues traditionnelles, rencontrèrent un certain succès pour leur érotisme, leur humour et ce côté factice. Elles prospérèrent en proposant des comédies légères qui allaient bien avec la tendance « érotique, grotesque et absurde (ero-guro-nansensu) » d'alors. Les éléments des sketches et pièces qui accompagnaient ou étaient intégrés dans ces revues continuèrent d'exister par la suite à travers le théâtre, le cinéma et la télévision.

(1) Le Casino Folies

La première compagnie de « revue factice » permanente fut le Casino Folies, fondé en juillet 1929 à Asakusa. Sa création fut planifiée en secret dans la librairie et restaurant Nantendo du quartier de Hakusan, célèbre lieu de rassemblement des dadaïstes et des anarchistes. Le nom de la revue est, comme on le devine, une combinaison de ceux des salles parisiennes Casino de Paris et Folies Bergère. La compagnie devint très populaire grâce à la rumeur selon laquelle les danseuses laissaient tomber leur culotte le vendredi et aussi pour son apparition dans le roman-feuilleton Asakusa Kurenaidan (lit. « La Compagnie écarlate d'Asakusa ») [603-242] de KAWABATA Yasunari (1899-1972), débuté en décembre 1929. Elle est aussi connue pour avoir été la scène d'où l'acteur comique Enoken (ENOMOTO Ken'ichi, 1904-1970) prit son envol. À la suite de son succès, les compagnies de revues, aussi bien grandes que petites, proliférèrent dans le quartier.

une photo de la scène du Casino Folies

Kajinofōrī bungeibu (Ed.), Kajinofōrī revyū kyakuhonshū, Naigaisha, 1931 [603-362]

(2) Le Moulin Rouge Shinjukuza

Le « théâtre du Moulin Rouge de Shinjuku » fut lancé en décembre 1931. Sur le modèle de la salle parisienne du même nom, un moulin rouge illuminé était posé sur son bâtiment comme signe distinctif. À la suite du grand séisme du Kanto, Tokyo se développa vers l'ouest, faisant de Shinjuku un quartier prospère qui abritait le terminus menant vers la banlieue. Le Moulin Rouge, qui ciblait les nouvelles classes moyennes habitant en banlieue, mettait en valeur le côté amateur, comparé aux compagnies d'Asakusa, de ses jeunes danseuses de moins de vingt ans populaires pour leur fraîcheur. On estime que les pièces qui y étaient proposées ont conduit aux programmes de télévision d'après-guerre centrées sur la famille.

une annonce dans les journaux de Moulin Rouge Shinjukuza Théâtre

Asahi shinbun, 1933.10.10, Papier de Soirée, p.2 [Z81-1]

Une publicité pour la 64ème représentation. Higeo Mamoru-shi no Hige (lit. « La Moustache de M. HIGEO Mamoru ») est une comédie absurde s'inspirant du Nez de Nicolas Gogol et dans laquelle une moustache quitte son propriétaire pour s'accrocher à diverses personnes.

Les chansons : Paris, la ville qui chante la vie

(1) Avant la Deuxième Guerre mondiale

Mon Paris fut introduit au Japon en 1927. Plus tard, en 1931, le chanteur d'opéra TAYA Rikizo (1899-1988) interpréta avec grand succès le thème du film parlant Sous les toits de Paris. Ce n'est toutefois qu'en 1932, avec la sortie du disque Parlez-moi d'amour de Lucienne Boyer (1901-1983), que le terme « chanson » fut adopté pour désigner ce genre. C'est de là que débuta l'importation des chansons originales interprétées par les artistes français. À partir de cette période, outre l'importation de disques depuis la France, la chanson se répandit au Japon avec des adaptations japonaises chantées par des artistes tels qu'AWAYA Noriko (1907-1999). L'image raffinée que possédait le genre poussa certaines chansons à la mode de l'époque à tenter d'attirer sur eux sa bonne fortune avec des titres tels que Biwako Shanson (lit. « La Chanson du lac Biwa »).

le couvercle de Shanson do Pari kaisetsusho

Columbia Society of Music Connoisseurs (Ed.), Shanson do Pari kaisetsusho, Nihon chikuonki shōkai, 1940.5 [KD841-H350] Images agrandies Shanson do Pari kaisetsusho

L'apogée de la chanson d'avant-guerre fut atteint en 1938 avec la sortie par Nippon Columbia d'une compilation de 6 disques 78 tours intitulée Chansons de Paris. Cette compilation somptueuse incluait les chansons originales accompagnées des paroles et d'un livret explicatif avec illustrations de couverture et intérieures réalisées par FUJITA Tsuguharu. À une époque où un disque coûtait 1,5 yens, les 11 yens demandés pour son achat représentaient une somme élevée qui ne l'empêcha pas de rencontrer un grand succès : ses ventes dépassèrent largement les 2 000 exemplaires prévus pour atteindre un total de 12 000. La supervision de la compilation et l'écriture des explications sont dues à ASHIHARA Eiryo (1907-1981), qui s'éprit de la culture française grâce à son oncle FUJITA et se fit connaître pour son travail d'introduction à cette dernière, non limitée aux chansons.
Le présent document est le livret explicatif accompagnant la deuxième compilation sortie en 1940 grâce au succès de la première. Celle-là connut la même popularité et se vendit en autant d'exemplaires. ASHIHARA explique dans son introduction « les chansons de Paris » que « le public ne fait pas qu'écouter, il interprète lui-aussi les chansons ». Il ajoute qu'une chanson est « une histoire plus qu'un poème ». L'illustration de couverture fut réalisée par le peintre MIYAMOTO Saburo (1905-1974), qui séjourna en France en 1938 et 1939.

(2) Après la Deuxième Guerre mondiale

La vogue des chansons connut son pic au début des années 1950, entretenue par une série d'évènements qui firent parler d'eux : L'ouverture du café-chansons Ginpari en 1951, la venue au Japon d'artistes célèbres tels que Damia (1889-1978) et Yvette Giraud (1916-2014 ) et le grand succès des Feuilles mortes d'Yves Montand (1921-1991). De leur côté, les artistes japonais n'étaient pas en reste et produisaient de nombreuses chansons. Des réunions d'écoute de disques étaient également organisées dans tout le pays. Et même un magazine pour collégiens parla du sujet, présentant les chansons avec des explications telles que : « Il ne s'agit pas que d'un alignement de jolis mots, (les chansons) touchent à ce qu'est la vie », « Des jeunes commis aux ministres, tout le monde les chantent avec plaisir », « Des airs qui baignent les avenues et s'incrustent dans les pavés, voilà ce qu'est la chanson française » (« DJ Chuni, La chanson : mélodie du cœur » dans Chūgakusei no Tomo 2 nen n° 4 (10), janvier 1961 [Z32-465]).
Contrairement en France, où le terme possède un sens plus large, la « chanson » renvoie aux morceaux et à l'image établis à cette époque dans le cœur des Japonais.

une affiche de Tōchiku shanson tomo no kai sōritsu kinen shanson konsāto

Tōchiku shanson tomo no kai sōritsu kinen shanson konsāto Nagano toshokan hōru kaisetsu: Ashihara Eiryō, [19--] [VA331-30]

Pièce de la collection Ashihara.